28 mai 2009

La délusion de soi, partie 1

Tu me pardonneras lecteur de ne réserver que si peu de place aux universaux qui pourraient te concerner. Je doute en cet instant que te t’affubler de telle ou telle caractéristique – intérêt particulier ou autre a priori – rendrait vraiment justice à cette idée dont je veux t’entretenir. Il s’agit en vérité de la notion de délusion. Cette idée me semble fort à propos pour en venir à éclaircir ces idées que je ressasse sans cesse et auquel je ne peux plus accorder de crédibilité.

De quoi s’agit-il ?

* * *

Alors que mes doigts pressent ces touches du clavier, tu n’existes pas. Et pourtant je t’adresse la parole. Je te fabrique dans ma tête. Je t’imagine – plus ou moins – lisant ceci, jugeant du bien-fondé de cela, critiquant cet argument ci tout en te questionnant face au sens de celui-là. Toi que je ne connais pas encore, d’où me viennent ces idées à ton sujet ? Supposant même que je tire de mes amitiés et relations un matériel de souvenirs de quoi induire des idées plus générales à ton sujet, comment inférerais-je que cela correspond à qui tu es ? Il peut sembler futile de se demander cela. Je crois qu’au contraire, c’est de la plus haute importance. Je viens tout juste de présumer que tu douterais de mes idées, que tu les trouverais curieuses. J’argumente et je tente de te convaincre que mes pensées s’accordent avec la réalité. Or je ne fais que t’imaginer, et toute ma stratégie argumentative et tout mon choix de mots découlent naturellement de ce que je pense qu’il faut que je te dise. Je présume beaucoup.

Toi aussi lecteur, laisses-moi le croire, tu interprètes à ta guise ce que j’écris. Tu infères que je veux dire ceci pour dire cela. Tu ressens mes mots et d’une certaine façon cela correspond ou non avec des idées que tu entretiens. Mes mots tu en fais ce que ton cerveau veut bien en faire. Seul refuge : tu n’as pas le choix des symboles et de leur alignement sur le papier, sur l’écran. Cet alignement est nécessaire, impitoyable. Les symboles sont objectifs, mais ils sont muets, c’est-à-dire absolument incapables de dire quoi que ce soit.

Tu l’auras compris, entre toi et moi, ne se transige que la matière la plus inerte, et ce que je tente de construire en t’imaginant comme lecteur tu le reconstruis en m’imaginant comme auteur. Autrement c’est que tu m’as déjà rencontré, tout comme je pourrais t’avoir connu au préalable. Or tu pourrais être une autre personne. Je ne peux pas te choisir à tout coup, et même une lettre peut être lue par quelqu’un d’autre que son destinataire. Mais même si tu me connaissais à merveille, ce que je pourrais te concéder, tu lirais plus dans mes mots que ce qu’il y a d’écrit. Tu partirais alors non seulement de tes propres idées provenant du texte écrit, mais tu viendrais y ajouter tes idées à mon sujet. Liras-tu vraiment ce que j’ai écris, ou ne chercheras-tu qu’à associer tel phrase avec tel trait que tu aurais repéré chez moi ? Comment en serais-tu certain ? Je te laisse juger si vraiment tu me lis, ou si tu te sers du texte pour y afficher tes propres idées. Me les attribuer par la suite devrait du moins te sembler un peu plus suspect. Je te recommande la voie du milieu : j’ai légué des symboles qui évoquent des images et des sensations chez toi, je ne savais pas que tu allais les interpréter de cette façon, mais j’ai cru pouvoir te les faire apparaître ainsi. En t’écrivant, j’ai essayé de nous rapprocher. De te faire adopter un peu de moi en disposant les circonstances par le truchement du Cheval de Troie de mes symboles. À quel point suis-je vraiment présent dans ces lignes ? Tu y projettes ton doute et me l’attribue en cet instant. Je présume en cet instant que ce doute est ce qui te tenaille si tu m’as compris. La preuve tangible légitimant ce doute n’est pas quelque chose que tu pourras facilement isoler, tu te diras alors que les gens se comprennent, que l’incompréhension peut être évitée en étant clair, que j’exagère. Ne sois pas si prompt à repousser pareille constatation : pour que cette distance séparant auteur et lecteur soit significative, je n’ai pas besoin pour preuve d’une tour de Babel. La pratique nous informe que les gens se comprennent autrement que par les mots, que leurs intentions sont inférées approximativement, que la concertation parvient – avec de l’effort – à fonctionner. Je ne dis pas que jamais nous nous comprenons. L’habitude et l’expérience du social nous rassurent quant à nos capacités. Je dis seulement que nous sommes inconscients, ou que nous oublions rapidement, la pleine mesure de l’apport d’imagination qui est derrière notre communication. Cela n’a peut-être pas d’impact direct dans la vie quotidienne, pour prendre rendez-vous, faire une liste d’épicerie ou obtenir un formulaire. Mais quand l’esprit de chacun s’égare des considérations les plus tangibles, et que le retour aux choses physiques devient périlleux ou impossible, l’on entre dans un type de discours où la polysémie inhérente aux mots s’érige comme obstacle à la nuance dont les mots devraient se faire les loyaux porteurs. Les vérités du monde ne sont pas toutes bivalentes (exprimées en vrai ou faux). Dans le monde des normes, des opinions politiques et des choix moraux, c’est le poids et l’équilibre des valeurs qui prime sur la radicalité des constituants factuels. En quelque sorte, penser que les méthodes de la science suffisent à s’accorder moralement est dangereux. Et la méthode scientifique ne peut pas être employée à tout moment, elle est inutilisable au quotidien, dans cette instance de la vie humaine où la plupart des croyances se constituent. Il est donc fort pertinent que tu t’interroges sur la façon dont tu lis, sur la façon dont tu crois comprendre. Il est également pertinent que je me questionne, car j’argumente dans le vide si je m’égare à ton sujet, si je ne t’ai pas compris.

* * *

Quand mes doigts se posent sur le clavier je cherche des mots. Je suis plutôt habile à obtenir nombre d’entre eux de façon assez spontanée. Je les écris. J’assemble des phrases qui de façon analogue aux morceaux de bois du menuisier tentent, dans les limites de leur forme, de compléter et de s’accorder avec l’idée du meuble. Jusqu’où vais-je ? Jusqu’où le sais-je ? Je regarde en avant, mais en m’attardant sur chaque mot, je perd de vue la forme finale, l’idée du meuble devient floue, elle se fait oublier. Je rédige mes phrases pour qu’elles s’accordent avec ma nouvelle intention. J’avance, je rédige. Quand je regarde en arrière, j’attribue une direction à l’ensemble. Je regarde les plans. Présentement, je me demande où je m’en vais avec tout cela. Je me relis, je cherche à savoir si vraiment je suis si chaotique quand j’avance des phrases, si mes élucubrations sont soumises au hasard. Je veux savoir s’il y a des fois où j’écris de façon très orientée, si des fois je suis une ligne très précise. C’est quand l’idée de ma question de départ me revient à l’esprit que je me reprends et que je raccommode le tricot. Or le meuble est plutôt explicite, tout le contraire de l’alignement des mots. On peut avoir une vue d’ensemble d’un meuble, mais c’est difficile de regarder un texte à vol d’oiseau. Alors, je continue dans la direction que m’a indiquée une réinterprétation de mes propres mots. Comment pourriez-vous, si vous me lisez de bonne foi, savoir si vraiment ce que j’écris est aligné dans le sens de mon propos initial ? Savez-vous ce que veulent dire les mots « délusion de soi » ?

* * *

Qu’est-ce que la réalité ? Une bande d’amis discutent de façon enflammée autour d’une bière, ils parlent de politique. L’un d’entre eux est saoul et énonce des mots contenant, l’on suppose, des « idées ». On lui accorde une crédibilité limitée. Ses idées politiques sont confuses, de toute évidence : il bafouille et semble se contredire.

On parle avec une amie d’enfance. La rencontre se déroule bien ; un léger sentiment d’élévation auréole l’interaction et on retient la discussion. Ces idées-là marquent durablement. Oserait-on attaquer ce moment tendre avec une rude critique ? Quel excès de rigueur…

Est-on vraiment intéressé par la vérité ?