09 avril 2009

Épistémologie de la rétroaction sociale

À quoi peut bien servir un questionnement au sujet de la socialisation ? Je veux dire par là : pourquoi ne pas simplement continuer à agir de la même façon ? Les questionnements reviennent le plus souvent à une stérile mise en doute de soi et à la retenue, et c’est au contraire dans l’action que se construit l’estime de soi qui alimente à son tour la socialisation, et non dans la passivité.

Mon argument premier, afin de satisfaire les pragmatiques, vient en examinant l’impact des problèmes de socialisation sur les relations professionnelles et scolaires. D’abord, parler avec quelqu'un pour le convaincre de nous aider dans un projet est une activité sociale qui demande une bonne dose de prudence et de charisme personnel. Toute présentation de projet nécessite que l'on gagne l’appui de contributeurs et que l'on argumente nos souhaits devant eux, et c'est alors que la question du paraître – qui est aussi celle du social – me semble être, a posteriori, comme la condition nécessaire de tout partenariat. Or une attitude qui, par maladresse et manque de stratégie, ne réussit pas à canaliser correctement le message, devient une attitude porteuse de peu de bien et de beaucoup de maux. Cette canalisation est argumentative et émotionnelle tout à la fois. Peu importe que le contenu brut y soit : s’il manque de raffinement sur ces deux plans, en bout de ligne le projet échouera. Il faut savoir rassembler et convaincre les bons acteurs. Ce qui importe c’est qu’il y a un mal réel et tangible à rater sa chance à bien converser. Rien de relatif là dedans. Une socialisation manquée peut faire planter des projets tout à fait pertinents, mais qui, en manquant de tact, sont perçus comme insuffisants ou à l’avance auréolés d’échec.

À tors ou à raison d’ailleurs, pour qu’un contenu brut (par ex. un message qu’on cherche à faire passer) soit légitimement critiqué, il doit être accueilli avec ouverture. Les gens filtrent naturellement les mauvaises idées et les projets mal structurés en jugeant d’elles selon la qualité de l’approche conversationnelle. C’est un premier niveau de filtre, un pur critère de non-désagrément qui s’impose en condition de possibilité pour toute étape ultérieure. Mais sans être invalide, ce n’est pas un critère entièrement valide : le porteur d’un projet n’est pas la garantie de sa qualité, mais parle beaucoup sur ses chances de succès. Ainsi, en pondérant leurs jugements sur des critères liés au charisme, les gens ont le bon réflexe de miser sur le critère le plus en lien avec la réussite. Mon propre argumentaire cherche, qui plus est, à renforcer ce constat de l’impact du social. Par contre, j’affirme que ce n’est pas nécessairement le plus judicieux critère pour calculer la valeur de l’objet présenté, c’est-à-dire que ce jugement de la valeur du messager ne suffit pas à tirer un verdict sur le message.

Tout ce qui suit est fort problématique, même sans invoquer de question éthique reliées à la bonne foi et à l'honnêté. Imaginez avec !

En fait, la rétroaction effectuée par l’interlocuteur lors d’un dialogue sera sans réelle valeur épistémologique si elle n’est pas reliée à une situation de socialisation réussie. L’inverse n’est pas plus confortant : rien ne garanti qu’une socialisation réussie permette d’avoir un regard net qui amènera la lucidité recherchée, c’est à dire « la vérité ». La socialisation lors du dialogue dans des relations de partenariat fournit le caractère « convainquant » qui est ici convoité à des fins pratiques, mais il faut d’autres moyens conversationnels pour apporter une réfutation des thèses qui survivent au filtre de la socialisation. Et ces moyens, pour porter fruit à travers la conversation, doivent nécessairement traiter avec l’aspect social conditionnant le tout.

Ainsi, au niveau pratique, une socialisation manquée peut causer de façon assez déterminante l’échec d’une étape dans un projet. C’est presque évident. Mais en plus, une socialisation manquée vient brouiller les eaux et empêche qu’on sache la raison exacte de l’échec, c’est-à-dire : l’idée était-elle bonne ou mauvaise ? L’échec provient-il d’un mauvais concept de base ou d’une socialisation qui a raté sa cible ? Les réponses à ces questions ne sont que rarement entièrement oui ou non, et l’ambigüité dans les réponses entraîne un flou au niveau de la qualité de la connaissance que l’on peut tirer de l’expérience.

C’est dans ce dilemme que je suis pris : si je socialise mal, quelle valeur donner à ma pensée ? Je peux me retrouver à croire qu’elle est impertinente parce qu’elle passe mal le test en contexte social. À l’inverse, une analyse faussement critique, et donc totalement galvaudée, pourrait me mener à croire que je tiens un filon intellectuel fructueux et que je suis en mesure de connaître des choses vraies et inédites que personne ne comprend justement parce qu’elles sont tellement contre-intuitives. Sans blague, il m’arrive de penser comme ça. Je suis sur mes gardes, n’ayez crainte. Ce qui arrive le plus souvent c’est que, ne sachant trop si je dois faire confiance à la rétroaction de mes interventions sociales, j’évite de valoriser le résultat de la conversation ; c’est-à-dire que je pourrais avoir raison tout en échouant à convaincre ou encore avoir tort en échouant à convaincre ; pour être clair, parce que je compte tirer de la rétroaction sociale une valeur de connaissance épistémique, comme je l’ai déjà dis plus haut, l’échec dans l’obtention d’une rétroaction tranchante (qui serait porteuse d’un verdict ayant clairement une valeur de vérité) m’empêche de résoudre mes doutes quant à la validité de mes thèses et vient en quelque sorte m’enfermer dans un solipsisme intellectuel traitreusement vicieux. Un pareil enfermement signifie que je suis le seul à pouvoir juger de la valeur de ma pensée, je deviens juge et parti, ce qui est loin d’être une posture favorisant une vraie critique impartiale.

Les conséquences de cela sont immenses : en tant que penseur qui tente d’être rationnel je me figure le monde de façon structurée, et cette structure repose sur elle-même, c’est-à dire qu’elle possède certes quelques bases, mais qu’aucune n’étant sûre et certaine, la cohérence est davantage le facteur à l’œuvre dans la validation des hypothèses. Cette validation est limitée par mes facultés intellectuelles, elles-mêmes tributaires de mes émotions, de mes partis pris idéologiques, de mes expériences de vies, des gens que j’ai rencontrés, etc. Mes facultés validantes sont ici le produit des mes facultés validées. Brièvement : mes facultés s’auscultent elles-mêmes. De façon compliquée : mes critères de validation épistémiques sont un construit qui ne trouve sa légitimation que dans ces mêmes critères, il s’agit donc d’un horrible doublet empirico-transcendantal. Shit.

Il faut se figurer ici le rôle à l’œuvre d’autrui comme étant une sortie partielle (ouf) de cet étouffant solipsisme. En fait, nulle doute que l’on ne peut pas entièrement sortir de cette boucle, mais rien n’empêche qu’on peut faire pénétrer, à travers l’expérience empirique de la réalité sociale, des données qui, lorsque intuitivement traitées et puis dialectisées, finissent par faire un peu de ménage dans la poussière de nos moyens de pensée. La poussière c’est la stagnation, l’absence de remise en doute, les paradigmes fixés depuis belle lurette, ou bien pire : des idées reçues fausses jamais réfutées – des préjugés.

Afin d’être exhaustif, il faut savoir que les pensées passent du monde réel à travers les sens vers le cerveau ou elles sont interprétées. À chaque étape, il y a une transformation qui biaise l’entrée d’information ; la lecture est alors ordonnée pour correspondre à ce que la personne comprend déjà spontanément – comme si le cerveau travaillait à bloquer les idées subversives – ce qui fait en sorte qu’en bout de ligne, très peu de choses apprises à partir des sens changent réellement les paradigmes principaux. C’est un moyen d’éviter de virer fou, utile à la survie, mais qui nuit à la saisie radicale de la réalité nécessaire à faire de la science (ou bien juste de saisir le monde avec une lucidité constamment renouvelée). Mais c’est quand même un système perméable, et selon l’intensité il finit par se constituer un résidu de sens capable de faire émerger à la conscience des bribes de nouvelles idées. L’observation des choses physiques est la source d’un savoir factuel sur la nature. Mais c’est l’observation des phénomènes culturels et civilisationnels qui constitue, instinctivement, la source principale d’apprentissage. On a une sorte d’organe dans la tête pour saisir tout ça. On retire de la socialisation bien plus que des faits mécaniques, il émerge de l’ensemble gestuel et phonétique un alphabet, des mots, des phrases, des dialogues complets – autant en images qu’en sons purs – comme une sorte de langage symbolique. C’est quelque chose qu’on se construit. Bien sûr, on est forcé de se le construire, et ça nous vient naturellement quand les conditions sociales sont réunies, biologie neurologique oblige.

Pour employer une image célèbre, celle de l'œil : dans la perspective d'un raffinement des idées humaines, l'esprit d'un humain, à la manière d'un œil myope, n'est pas assez perfectionné pour saisir le détail de ses idées, il confond des réalités proches et a de la difficulté à placer le détail en perspective de la totalité, il n'est donc pas du tout parfait, et gagnerait à accroitre sa définition. Mais là où l'œil se complète de lentilles et d'instruments variés, la pensée de l'humain ne peut pas se faire augmenter directement de façon quantitative et mécanique. De plus, la conscience même de la limite de l'œil humain est tributaire de la capacité que possède ce même œil de comparer ses capacités à un point de référence qu'il tire de lui-même.

En somme, la perméabilité des organes de compréhension humains est garante de cette sortie du solipsisme que je soulignais plus haut. Mais à quel prix… Pour la survie, l’instinct c’est très bien : oui, l’humain veut se préserver dans l’être, mais ne veut-il pas autre chose de temps en temps ? Pour cela, des ressources cognitives sont effectivement disponibles, et je ne nie pas que notre cerveau ait les reins assez solides pour traiter d’autre chose que de notre alimentation, de notre sommeil et de nos baises : il est capable de coordination sociale, de conceptualisation, de création artistique, de spiritualité, d’autoréflexion, etc. Tout cela il le fait en transformant des perceptions sensibles en symbolismes porteurs de significations variées. Mais sans dire que j’attaque ces facultés, j’attaque leur niveau quantitatif d’imperfection. J’affirme qu’elles sont non seulement insuffisantes en elles-mêmes pour garantir la lucidité d’un sujet pensant isolé, mais j’affirme également qu’elles sont insuffisantes pour générer les conditions suffisantes de possibilités d’une concertation intellectuelle qui permettrait vraiment de faire émerger d’un groupe d’humains une pensée complexe et autrement plus parlante. Plus simplement : l’humain fait avec sa tête un travail de base très pertinent, mais il se mêle facilement lorsque seul (et je doute même qu’il puisse se développer dans aide pour en arriver là…), il a donc besoin des autres, mais par manque de qualité dans sa coordination sociale et ses interactions, cela fait qu’il n’est pas tout à fait capable d’en arriver à des partages de réflexions, qu’il est constamment rebuté, et c’est souvent grâce à l’aléatoire qu’il obtient de réels gains, qu’il s’empresse alors de prendre en note tout croche, pour que pendant des siècles on s’interroge dessus.

Mon doute pourrait donc se résumer à ceci, plus ou moins : il y a des problèmes non résolus dans l'esprit humain individuel, et qu'on passe à une relation avec autrui pour tenter d'élucider ces problèmes, on ne règle que partiellement ceux-ci, et on en crée de nouveaux qui sont issus des nouvelles règles à respecter pour communiquer sainement. D'individus limités pouvant se rassembler en groupes quasi-illimités, on n'arrive à dépasser ni les obstacles de la pensée ni ceux de la communication interpersonnelle. La bonne marche de nos facultés psychiques et sociales est une condition nécessaire mais non suffisante au raffinement, au perfectionnement, de la pensée humaine globale. Reconnaissant l'humain comme limité, même en nombre illimité, dans le temps et l'espace, la coordination de ses activités psychiques est stoppée par une perfectibilité inversement proportionnelle au niveau d'avancement social conditionné par des facteurs matériels qui viennent imposer des limitations aux potentiels théoriques de la raison dans sa pratique sociale.

Un type un peu sceptique pourrait réduire mes propos à ceci : l'humain n'est pas capable d'atteindre la perfection, ça on le sait déjà. Mais il y a plus, vous me voyez venir : non seulement ne pourra-t-il jamais rendre parfaite sa pensée, mais en plus il y a une limite dans la capacité humaine de travailler de concert pour la maximiser quantitativement. Un jour où l'autre, on coupe les coins ronds, on piétine ou on recule carrément, même en groupe.

Qu'est-ce qui pourrait nous faire dépasser cette limite naturelle ? La technologie en a la prétention, et n'a pas complètement tort.

Lorsque, après avoir réfléchi murement un problème, pour le pas oublier la finesse de l'articulation des idées, on consigne sur papier le détail linéaire de nos tribulations, on emploi la technique pour nous venir en aide. Même chose avec une enregistreuse sonore. La calculatrice nous permet de penser une arithmétique bien au delà du meilleur esprit humain. L'ordinateur et les outils logiciels nous offrent des moyens de communication, d'administration et de coordination qui sont devenus les prérequis des sciences de la gestion. L'instrument est le paliatif à nos failles mentales et agit comme le complément matériel de notre rationalité utilitaire. Le matériel et ses fissures comblé par du matériel.

Aucun problème tant et aussi longtemps que l'on ne surestime pas l'outil. Car il y a bel et bien une réduction, et à tort de voir notre oubli faire un ménage bien involontaire dans notre esprit, on choisit, en comprimant notre pensée dans du texte ou des chiffres, de laisser de côté certaines nuances qui ne s'asservissent pas facilement à la cage des symboles. La perte dans le médium est inévitable.

L'avantage de l'écrit est qu'il permet d'aborder l'aspect temporel de la communication d'une façon tout à fait nouvelle. On peut soit lire un texte éloigné dans le temps, produire de l'écrit pour le futur, péréniser notre production ou faire de l'histoire, de l'archéologie. Autrement, hic et nunc, le texte assiste la personne s'exprimant devant une foule, soit comme base du discours, soit comme béquille en cas d'oubli passager. En outre, la présence du texte écrit dans la communication orale peut soit être un inconvénient, dans le cas d'une personne qui lit de façon détachée de la foule, ou bien un immense plus si la personne sait comment employer le texte comme un dépôt d'information déjà travaillée et réfléchie, permettant alors d'investir la présence d'esprit du locuteur plus totalement dans la canalisation interpersonnelle et le charisme. Elle permet le multitâche : d'un côté le texte avec la réflexion préalablement développée et de l'autre la communication verbale attentionnée.

Du point de vue de la validation de ce qui est dit, il y a un paradoxe à l'oeuvre du moment où la qualité de la production orale augmente : plus l'oral respecte le public, plus le public deviendra affectivement vulnérable à la tromperie, moins l'oral s'intéresse au public, plus ce dernier a le loisir de rester critique et impartial. Un public comblé par la beauté du discours est davantage engourdi face à la rhétorique. Un public laissé pour compte sera libre de demeurer impartial. Il peut aussi, et c'est souvent le cas, devenir de mauvaise foi par frustration affective... En effet, la vérité (et c'est aussi le cas de bien des mensonges, sans contredit) dite sans souçi quant à l'aspect diplomatique de son dévoilement a le pouvoir de heurter et de s'aliéner le public à qui elle s'adresse. Toute vérité n'est pas bonne à dire. C'est une vérité qui ne fait pas plaisir à entendre, mais mieux vaut l'apprendre, que de se faire surprendre. Je parle d'expérience.

Subsiste tout de même, chez le conférencier honnête et exhaustif, la possibilité d'une forme de conférence transparente face à sa stratégie et comportant des prétentions conformes à la bonne foi. C'est encore une fois une condition nécessaire, mais non pas suffisante, car nombreux sont les hommes de science qui ont répandu des faussetés en toute bonne foi. Le dialogue entre hommes convainquants et convaincus pose donc quand même un risque indépassable, risque d'erreur qui provient des failles de l'esprit humain, de sa science, de sa naiveté, de sa société et de la matière même dont elle est faite.